38.
Hénok
Les moquettes rouges du salon du dirigeable s’embrasaient avec l’aurore. Tobias retendit la corde de son arc et s’assura qu’il avait assez de flèches.
— Je suis prêt, dit-il.
Ambre se posta devant le grand hublot.
— Nous allons pouvoir nous approcher, les Mangeombres sont rentrés se coucher.
— Si seulement tu avais vu comment ils ont dévoré ce pauvre mouton ! fit Tobias.
— Ce que tu m’en as raconté me suffit.
Le Buveur d’Innocence entra en terminant de nouer la robe de chambre en soie noire qu’il portait sur ses vêtements. Il n’arborait pas son bonnet de feutrine et ses touffes de cheveux blancs se dressaient, hirsute comme celui qui vient de sortir de son lit.
— Eh bien ? Que se prépare-t-il ici ? s’étonna-t-il.
— Nous allons descendre en ville, expliqua Tobias. Nous avons un plan, et soyez rassuré : vous n’aurez pas besoin de vous en mêler !
— C’est-à-dire ?
— Colin vient avec nous, pour ne pas éveiller les soupçons, il tiendra ces chaînettes que nous accrocherons à nos ceintures pour faire croire que nous avons un anneau ombilical.
Le Buveur d’Innocence tendit la main vers les chaînes :
— Où avez-vous pris cela ? s’emporta-t-il.
— Dans le hangar, exposa Ambre.
— Vous… Vous avez fouillé dans mes affaires ?
L’adolescente soutint son regard furieux :
— Il le fallait bien, pour préparer un plan sans compter sur vous !
Ambre fit signe à Tobias qu’ils partaient mais le Buveur d’Innocence attrapa la jeune fille par le bras :
— Une seconde ! Où croyez-vous aller comme cela ? Vous n’imaginez pas filer tous les trois tout de même ? Je veux une garantie que vous reviendrez à bord, que je pourrais interroger votre ami !
— Et comment pourrions-nous quitter Hénok ? répliqua Ambre. Il n’y a que vous et votre dirigeable pour nous ramener au nord !
— Je ne suis pas du genre confiant ; aussi, toi, jeune demoiselle, tu vas rester ici avec moi pendant que ton ami noir va remplir sa mission.
— Il y a un problème avec la couleur de ma peau ? releva Tobias.
— Non, mais tu es bien noir, n’est-ce pas ?
— Et vous vous êtes détestable, mais je ne relève pas, alors épargnez-nous les évidences si elles ne servent à rien !
Tobias et Ambre voulurent sortir mais la poigne du Buveur d’Innocence retenait toujours l’adolescente.
— Elle reste à bord ou personne ne descend, insista l’homme avec une colère contenue qui fit trembler Tobias.
— Je ne…
Le Buveur d’Innocence coupa Tobias en haussant la voix :
— C’est non négociable ! Sinon je fais demi-tour de suite !
Ambre se mordit la lèvre inférieure, puis elle avisa Tobias et d’un signe dépité, elle accepta.
Le dirigeable s’immobilisa au-dessus d’un groupe de granges et d’une tour en bois où Colin jeta les cordes. En bas, trois hommes se hâtèrent de les attacher à de lourds rochers et la nacelle commença à se rapprocher du sol. À quinze mètres, le sas d’entrée et le sommet de la tour furent au même niveau et l’on accrocha une autre amarre. Au moment de quitter l’appareil, Tobias déposa son arc et son carquois au pied d’Ambre.
— Que fais-tu ? s’alarma cette dernière.
— Sans toi, ça ne me sera pas très utile.
— Ne dis pas ça.
— Il faut être honnête, je suis peut-être rapide mais je ne sais pas viser !
— Prends-les, et fais-toi confiance.
— Je me connais, sans toi je suis une catastrophe !
— Prends-les je te dis.
Ambre déposa le matériel dans ses mains et ajouta, plus bas :
— Je compte sur toi, ne me laisse pas ici toute seule avec lui trop longtemps, d’accord ?
— C’est promis.
Elle se pencha pour lui déposer une bise sur la joue et Tobias en fut tout ragaillardi.
Colin saisit la chaînette comme pour tenir Tobias en laisse et ils sortirent au grand jour.
En bas de la tour, les Cyniks les accueillirent avec des regards curieux. Un grand blond s’approcha et désigna Tobias du doigt :
— Tu nous apportes un esclave ? C’est qu’on en aurait bien besoin par ici !
— Ah oui ! surenchérit un autre homme en se grattant l’énorme ventre qui saillait de sous sa chemise de toile. De la main-d’œuvre !
— Il est déjà réservé ! trancha Colin en approchant d’un escalier qui s’enfonçait dans le pic.
À l’intérieur, des lanternes à graisse suspendues à des crochets tous les dix mètres diffusaient leur odeur caractéristique. L’escalier, taillé à même la roche, plongeait dans les profondeurs du mont sur plusieurs centaines de mètres.
Soudain la paroi de droite disparut, remplacée par une simple corde, et Hénok surgit en contrebas, lovée contre un lac noir, à l’abri d’une grotte prodigieuse.
Des maisons blanches aux toits-terrasses ou en forme de dômes, des rues sinueuses et étroites, des arches, des patios à profusion, des fontaines au milieu de petites places rondes, un marché couvert, et partout des lanternes étincelaient comme une voie lactée. La cité ressemblait à ces villages marocains que Tobias voyait en photos chez un ami à lui avant la Tempête. Un village marocain plongé dans une nuit éternelle.
— C’est incroyable…, dit-il en contemplant le panorama. Les Cyniks l’ont construite ?
— Oui. Quand ils le veulent, ils sont capables de belles prouesses, pas vrai ? Elle vient juste d’être achevée. Et le plus impressionnant est caché ! Un tunnel énorme au bout du lac, où les bateaux sont accrochés par des chaînes comme tu n’en as jamais vu ! Se servant de la force de l’eau qui tombe dans la vallée tout en bas, un savant mécanisme de roues crantées et de poulies permet de descendre ou de remonter les navires le long du tunnel en pente. C’est par là que va passer le Charon.
— Combien de temps ça prend ?
— Au moins trois ou quatre heures pour l’accrocher et je pense autant pour le transport dans la galerie. En général cela se passe dans la nuit.
— Et que deviennent les passagers pendant ce temps ?
— Ils empruntent un passage parallèle, un escalier interminable, rendu très dangereux par l’humidité, il faut plus de deux heures pour le dévaler ! On l’appelle l’escalier des souffrances tellement c’est une épreuve physique !
— D’accord. Guide-moi vers le parcours qu’empruntera Matt, je veux tout voir, depuis le débarquement jusqu’à ces escaliers.
Ils finirent de rejoindre la ville et, avant de croiser d’autres Cyniks, Colin, qui portait l’arc de Tobias pour ne pas éveiller les soupçons, rappela :
— N’oublie pas qu’avec un anneau ombilical tu es amorphe, tu ne prends aucune initiative, tu parles peu, et tu obéis. C’est très important ! Les gens haïssent ou craignent les Pans ; s’ils ne se sentent pas en sécurité avec toi, ils comprendront que c’est du bidon.
— Que se passe-t-il quand on retire l’anneau ombilical à un Pan ?
— À ce que j’ai entendu dire, il redevient autonome, mais il n’est plus le même, un peu comme un fantôme, il lui manque une part de lui, et devient dépressif. Les Cyniks ont fait des expériences et la moitié des Pans à qui on prélève l’anneau se suicident peu de temps après !
— C’est épouvantable ! Comment ils peuvent faire des abominations pareilles ?
— Que crois-tu ? Que les grandes découvertes s’effectuent sans dégâts ? C’est ça aussi le progrès !
Tobias lui jeta un regard mauvais :
— Pas de doute, ils t’ont bien corrompu !
— C’est ce qui me dérange chez vous les Pans, vous êtes tellement naïfs… Allez, viens.
Ils passèrent devant un groupe de femmes qui portaient des cageots de légumes et de fruits qu’elles avaient cueillis à l’extérieur.
L’une d’elles interpella Colin :
— Hé, toi ! Tu ne veux pas demander à ton esclave de nous aider à remonter toutes ces caisses chez nous ?
— Je suis désolé, madame, il est attendu par son maître, bonne journée !
Colin pressa le pas et Tobias suivit comme un bon petit chien.
Il détestait cette mascarade. Comment pouvait-on en être arrivé là ? Même Colin semblait trouver cela normal ! Il serait difficile de lui faire à nouveau une place parmi les Pans, surtout avec ce qu’il avait fait sur l’île Carmichael… Il avait tout de même tué le vieil oncle !
Ambre et moi lui avons promis de plaider pour lui. S’il y met du sien, peut-être qu’il se trouvera un coin et une occupation qui lui conviendront…
Le marché était simple : il les aidait à libérer Matt et lorsque viendrait le moment de fuir le Buveur d’Innocence, il se joindrait à eux. Sa vie chez les Cyniks était un tel fiasco qu’il n’avait pas hésité longtemps. Depuis qu’il vivait parmi les adultes, le garçon aux longs cheveux gras avait gagné en maturité. Il paraissait moins benêt qu’il n’était sur l’île Carmichael.
Colin entraîna Tobias sur le port, ou du moins ce qui en faisait office : un long quai de pierre blanche et il désigna un vaste trou au loin, de l’autre côté du lac, vers une autre grotte.
— Là-bas, dit-il, c’est le début du tunnel. Cependant, Matt et les autres soldats seront débarqués ici avant que le bateau soit envoyé pour la descente. Il est possible qu’ils viennent se reposer à l’auberge que tu vois à l’angle de la rue, c’est un bouge très fréquenté par les gens de passage.
— Emmène-moi y faire un tour.
En début de matinée, l’établissement était quasiment vide, à l’exception de trois ivrognes et du patron qui passait le balai dans la grande salle. Les odeurs de sueur, de tabac, de graisse brûlée et de vin formaient un remugle qui retourna l’estomac de Tobias dès l’entrée. Au prix d’un effort douloureux il parvint néanmoins à se contenir et prit un air neutre.
— Qu’est-ce que tu fais là avec ton jouet, garçon ? demanda le patron d’un air inquisiteur.
— Je voudrais une bière. Le voyage a été long et j’ai besoin de me désaltérer avant de livrer mon colis, répondit-il en soulevant la chaînette de Tobias.
Le patron revint un instant plus tard avec une bouteille de bière toute mouillée qu’il décapsula devant son client.
— D’où tu viens comme ça ?
— De Babylone.
— Ah. Et quelles nouvelles du Nord ?
— Pas grand-chose. Tout le monde s’organise, le mur d’enceinte vient d’être achevé.
— Chez nous c’est le funiculaire qui vient d’être terminé !
— C’est quoi ?
— Un système de wagon pour s’épargner l’escalier des souffrances ! Plus rapide et plus pratique.
— Je ne savais pas.
— À qui tu vas le livrer ton petit homme ?
— C’est confidentiel, je n’ai pas le droit de vous le dire.
— Ah ! se gaussa le patron. C’est la meilleure ça ! Il y a des gens qui prisent le secret maintenant à Hénok !
— Ce n’est pas moi qui fixe les règles.
— Je m’en doute. Ça fera cinq pièces, s’il te plaît.
— Tant que ça ? protesta Colin.
— Les explorateurs en ramènent de moins en moins, les réserves se vident et nos champs ne seront pas récoltés avant encore deux mois ! Sans compter le temps qu’il faudra pour la fermentation ! Alors les prix montent !
À contrecœur, Colin paya les cinq pièces que Tobias devina être presque toute sa fortune. Lorsque les hommes de l’auberge furent à nouveau occupés, Colin se pencha vers Tobias :
— Il y a des chambres à l’étage et les passagers peuvent y passer la nuit pendant que leur navire est acheminé dans la vallée de Wyrd’Lon-Deis.
— Il sera difficile d’intervenir ici pendant leur sommeil s’ils sont nombreux. Montre-moi la suite.
Colin prit le temps de boire sa bière en l’appréciant, ce qui stupéfia Tobias qui avait déjà goûté le fond d’une bouteille de son père un jour et qui avait trouvé cela tellement amer qu’aimer un breuvage pareil relevait pour lui du masochisme.
Ils quittèrent la ville par son extrémité sud, plus chichement éclairée, avec une route pavée pour toute construction. La grotte s’arrêtait là, face à une porte de la taille d’un immeuble. Sur leur droite, le lac s’écoulait par un tunnel assez grand pour y faire passer un paquebot, estima Tobias. Ce passage était pentu, et tout ce qu’il put en distinguer se résumait en de colossales poulies. Le fracas d’une cascade noyait tous les autres sons.
— Derrière cette porte, s’écria Colin pour se faire entendre dans le vacarme, il y a l’escalier des souffrances !
— Je veux y jeter un œil ! Voir à quoi ressemble ce funiculaire !
Colin fit la grimace.
— J’étais sûr que tu allais dire ça. Viens, on va essayer de passer par la trappe au bas de la porte.
Ils réussirent sans mal à s’introduire de l’autre côté des battants monumentaux et ils se faufilèrent entre les bobines de chaînes et les hautes roues qui tournaient avec la force de l’eau fusant dans de profondes rigoles.
Tobias approcha du sommet de l’escalier et fut soudain saisi de vertige.
Des milliers de marches au milieu d’une perspective fuyante : la galerie s’enfonçait vers les profondeurs de la terre en pente abrupte, rectiligne et sans fin. De part et d’autre de l’escalier, des canaux déversaient des millions de litres à la minute, poussant sur des sceaux accrochés à des chaînes et entraînant tout un mécanisme complexe. Tobias devina qu’il s’agissait d’un moyen de faire monter les wagons du funiculaire. Outre le fracas qui cognait aux oreilles de l’adolescent, il ne se sentait pas à l’aise pour respirer. Toute cette humidité pesait sur ses poumons.
Comme dirait Matt, je n’ai jamais eu d’asthme, se répéta-t-il pour se rassurer. C’est rien… c’est normal… ce n’est pas de l’asthme…
Les flammes des lanternes elles-mêmes peinaient à rester vigoureuses.
Les marches étaient couvertes de gouttelettes. Il n’osait imaginer ce qui adviendrait s’il venait à glisser… une chute interminable, les os brisés, la mort brutale assurée.
La présence de deux Cyniks, une centaine de mètres plus bas, le tira de ses rêveries. Trop absorbés à gratter la mousse des marches à l’aide de pelles, ils ne les avaient pas remarqués.
— Faut pas rester là, dit Colin.
— Libérer Matt ne sera pas possible, lança subitement Tobias. Pas comme ça. Pas ici, c’est trop dangereux. Et à l’auberge il y aura probablement tous les soldats du Charon. À deux nous n’y arriverons jamais. Il faut penser à autre chose. Et vite !
— Il n’y a rien d’autre, ils passeront par là, c’est tout !
— Tu ne comprends pas ? On va se faire massacrer si on intervient ici ! Même si l’un de nous deux fait diversion, ça laisse l’autre tout seul pour récupérer Matt, impossible !
Colin posa ses mains sur ses hanches et contempla la perspective qui coulait à ses pieds.
— Et si je te trouve quelqu’un pour nous aider ?
— Il faudrait qu’il soit exceptionnel !
— Oh pour ça, Jon est exceptionnel, tu peux me croire. Reste à le trouver !
— La ville n’est pas très grande…
— Je ne parle pas de le trouver physiquement, mais mentalement.